La Caserne Jacques Vion par Pierre Debeaux

Texte publié dans l’AUTA 144 Avril-2023 avec l’appui de Caroline De Pérignon

La caserne de pompiers Jacques Vion est le Chef d’œuvre de l’architecte Pierre Debeaux (1925-2001) réalisée à Toulouse, entre 1966 et 1969. Ce « Grand œuvre » construit par la ville de Toulouse et lui appartenant est situé en centre-ville. Cet ensemble exceptionnel lui a valu d’être repéré comme témoin majeur de l’architecture du XXème siècle. Après avoir obtenue un label Architecture Contemporaine Remarquable Elle est maintenant protégée Monument Historique.
L’œuvre de Debeaux est remarquable. Elle devrait être protégée en totalité. (voir liste ci-jointe)

« L’architecture ça m’épate, ça me souffle, alors je vais me faire souffler là où ça souffle. » Pierre Debeaux

Lors d’un entretien avec Pierre Debaux au Café St Sernin le 1er mai 1993, il nous avait confié son parcours d’architecte jusqu’à la période de la Caserne Vion. Il était à notre invitation remonté à son enfance, mettant en avant le rôle de son père. Il parla longuement de sa formation, de son diplôme à l’École des Beaux Arts et de ses premiers chantiers. Il insista sur son matériau de prédilection, le béton et sur sa mise en œuvre, de son refus ou de sa méconnaissance de l’étiquette brutaliste que l’on avait voulu lui donner. Il parla aussi de ses voyages et des bâtiments qui l’ont marqué. Mais surtout il raconta en détail comment s’était passé le projet pour le concours du Quartier du Mirail sous la direction de Le Corbusier. L’engagement sur Vion avait aussi été mis en avant.

La Caserne VION : Un projet d’envergure
Le projet de la caserne Jacques Vion résulte d’une longue période de réflexion de la collectivité : 18 années de consultations entre 1951 et 1969 sont retranscrites dans les bulletins municipaux de la mairie de Toulouse. Dès 1951, l’hypothèse d’une nouvelle caserne est émise avec l’acquisition d’un ensemble d’immeubles dans le quartier Saint-Cyprien. La taille du terrain convoité (43 000m²), les discussions sur les besoins de la ville ainsi qu’un premier avis négatif de la commission départementale de contrôle des opérations immobilières accentuent le besoin de mixité du programme envisagé.
Sa position par rapport aux grands axes de la ville destinait cette caserne à être la principale pour les pompiers de cette rive de la Garonne. Pour accompagner le projet et occuper cette grande parcelle, est évoqué la construction d’une crèche, une garderie du jeudi, un asile de nuit, le logement du centre de rééducation des invalides civils ainsi que quelques immeubles d’habitation. C’est cette stratégie de programme mixte qui permit au maire de la ville de se voir octroyer un emprunt de 56 000 000 francs affectés au projet.
Trois ans plus tard en 1954, se fait l’acquisition du terrain par la mairie : c’est le point de départ du projet. Une première étude est alors réalisée pour la définition du programme, le chiffrage et l’analyse des problématiques du terrain avant de confier l’avant-projet à l’architecte en chef de la ville qui est alors Roger Brunerie.
Ce n’est que le 28 Avril 1964 qu’apparût officiellement le nom de Pierre Debeaux (Bulletin municipal 1964 Toulouse, Compte rendu de séance. Page 183) bien que le début de sa participation soit antérieure à cette date. On lit en effet que l’avis favorable des services de la section spéciale des bâtiments Civils du Conseil général des bâtiments de France a été remis le 19 décembre 1963 sous réserve de l’amélioration des façades : ces dernières ayant été dessinées par l’architecte et l’un de ses dessinateurs Serge Lajoignie. Il est alors l’architecte nommé pour établir le projet définitif ainsi que toutes les missions jusqu’à la direction des travaux, et ce que la base de l’avant-projet étudié par les services municipaux.

Le programme de la demande confiée à Pierre Debeaux par l’architecte de la ville Roger Brunerie pour cette caserne de pompiers est basé sur un programme novateur et ambitieux : un grand hall pour le stationnement des véhicules de secours, une salle d’honneur, un auditorium, des bureaux pour le service administratif, des dortoirs et des logements de fonction, un centre d’entrainement comprenant un gymnase, une piscine et une fosse de plongée et enfin une cour de manœuvre.
En 1965, l’étude architecturale du projet définitif fut terminée mais la complexité de mise en œuvre de certaines parties de l’ouvrage suscite plusieurs révisions du contrat de maitrise d’œuvre avec l’association de nouveaux intervenants. Pierre Debeaux demande d’abord l’intervention du bureau d’étude M.M Roger Kreb’s et André Haas avec qui il avait déjà travaillé sur un précédent projet, puis celle de la société thermique Arles Belime.

La construction : un challenge d’ingénierie au service de la forme
Chaque élément du programme, de la façade du gymnase à la tour de séchage en passant par la salle de l’auditorium est l’occasion pour Pierre Debeaux d’expérimentations formelles, de recherches plastiques conjointes à une réflexion sur la technique. Les matériaux mis en œuvre comme le béton désactivé et le bois des plafonds en coffrage perdu participent de cette recherche.
Il exploite ici les ressources du béton armé en voiles minces sous forme de surfaces réglées, surfaces à la fois droites et courbes, souples et tendues. Elles sont utilisées pour les poteaux, les voûtes des galeries, la grande toiture en encorbellement du grand hall, les murs et plafonds de l’auditorium.
La couverture du grand hall est une nappe autostable d’assemblage d’éléments autotendus. L’ingénieur Roger Krebs souligne l’innovation structurelle et plastique de cet édifice :
« La démarche de Pierre pour la couverture de la caserne Jacques-Vion était absolument originale. Les structures tridimensionnelles classiques (Le Ricolais ou Buckminster Fuller) intégraient jusqu’à présent la compression et la tension, mais jamais la flexion qui paraissaient mal se prêter aux nappes horizontales et régulières. Mais en introduisant la flexion, Pierre s’est donné toute liberté pour développer des structures stables de formes infinies, et c’est là tout le génie qu’il a eu de faire sortir toute une famille de formes nouvelles en jouant librement sur la différence des fléaux. »
L’édifice constitue une véritable synthèse architecturale des recherches de Pierre Debeaux et l’œuvre majeure de ses créations personnelles. Il y déploie avec ses voiles minces en béton armé, surfaces courbes, hyperboloïdes, les signes plastiques d’une œuvre originale.

Une symphonie architecturale
Ainsi rien n’échappe à la rigueur de la pensée spéculative de cet architecte épris de la musique D’Edgar Varèse, et qui, à l’instar de Fernand Pouillon, se voyait en maître d’œuvre médiéval, passant sa vie sur le chantier pour régler ses ouvrages avec les ouvriers. En témoigne la structure auto-tendue en nappe qui couvre le hall de grand matériel, comme à la même époque la flèche du Monument aux martyrs de la résistance.
Par son inventivité et son exubérance formelle toujours maîtrisée par les mathématiques, ce Chef d’œuvre pourrait être comparé au couvent de la Tourette de Le Corbusier et de l’architecte compositeur Iannis Xenakis.
Pierre Debeaux insistait en effet, toujours, sur les rapports entre architecture et musique, au point de graver, sur le pilier droit à l’entrée dans le grand Hall, l’épure géométrique de la gamme diatonique. Tandis que se trouvent indiqués, sous la forme d’une enseigne ésotérique à l’angle saillant du bâtiment, les rapports privilégiés du triangle d’or égyptien. Sans oublier les déformations optiques en bas-relief sur le pignon voisin. Dans la réponse complexe et inédite au programme d’une caserne de pompiers, l’inventivité des structures et le jeu vigoureux des volumes constituent un tout cohérent dont les éléments sont organiquement liés, une réalisation unique en architecture de la forme « thème et variations ».

L’intransigeance apparemment formelle de Pierre Debeaux était en réalité la condition sine qua non de sa liberté intellectuelle et de sa richesse et générosité créatrice. Opposé à la notion de style, l’architecte revendiquait cette œuvre majeure comme une réalisation libre et unique de la triade vitruvienne : utilitas, firmitas, venustas.

Tout aussi extraordinaires, les voûtes en paraboloïde hyperbolique en périphérie de la cour, et la chapelle élégamment dressée sur des piliers de béton ; coffrés de bas en haut, évoluant d’une base carrée jusqu’au cercle à son sommet, ces poteaux supportent les voûtes de la chapelle, dont Debeaux a laissé apparent le “coffrage perdu” fait de fines planches de bois soigneusement rabotées et vernies. Tandis que domine la chapelle un clocher de fer forgé qui témoigne de la culture transhistorique de cet architecte qui fut un grand voyageur.
Enfin la tour d’exercice est une variation virtuose sur plan pentagonal, dont l’ascension se fait par des escaliers hélicoïdaux reliant les côtés adjacents des paliers, eux-mêmes pentagonaux, et inscrits dans un angle du pentagone directeur. Formant en projection au sol une fleur de béton, son déploiement en élévation est à première vue aussi élégant qu’incompréhensible. Ici, la vision dans l’espace et le mouvement de cet architecte absolument original, dont le génie particulier, qui n’est pas sans rapport avec une certaine folie, subjugue, enthousiasme et a découragé plus d’un collaborateur et admirateur.
Au-delà d’un témoignage d’une époque engagée, la caserne Jacques Vion offre un exemple irremplaçable de réinterprétation libre et vigoureuse de l’histoire de l’architecture.

Équipe :

Recherche faite dans le cadre de l’enseignement de séminaire de master et de projet de PFE avec plus d’une dizaine de travaux portant sur le sujet. Le Label ACR fut donné suite à la mission d’inventaire du patrimoine XXe en Midi Pyrénées qui nous avait été confiée de 2013 à 2016 (Inventaire d’architecture du XXème siècle en Midi-Pyrénées, Drac Midi Pyrénées, AARP avec L. Girard et JL Marfaing)
Cet article fut écrit dans le cadre de la demande de protection MH auprès de la DRAC. déposée par le « Collectif pour la reconnaissance et la protection de l’œuvre de Pierre Debeaux ». Une pétition fut lancée qui rassembla plusieurs centaines de signatures dont beaucoup de grands noms de l’architecture française.

Maître d'ouvrage :

ENSA Toulouse LRA

Date :

2007-2022

Crédit photos :

Vincent Boutin, Raphaelle Saint-Pierre et Rémi Papillault