Sara Estanguet
L’héritage des silos coopératifs agricoles céréaliers
Les silos coopératifs agricoles, héritages des débuts de l’industrialisation de l’agriculture, sont des symboles culturels et des repères visuels dans le paysage rural. Leurs volumes imposants et leurs formes brutes témoignent d’une expertise technique et logistique spécifique à l’agriculture et au territoire. Bien qu’ils soient parfois perçus comme des éléments perturbateurs du paysage, qualifiés de « plaie » ou de « nuisance » (Loriette, 2014), ils peuvent jouer un rôle crucial dans la réactivation territoriale des bourgs-centre.
La construction des silos coopératifs s’inscrit dans un contexte plus large lié au développement des coopératives agricoles, chargées de centraliser le stockage principalement des produits céréaliers. Ces organisations coopératives ont une histoire ancienne, les premières coopératives ayant été établies dès le XIIe siècle dans des régions telles que le Jura et la Franche-Comté. Cependant, leur essor véritable n’a eu lieu qu’à la fin du XIXe siècle, avec l’émergence des syndicats agricoles à partir de 1880. Ce mouvement social est né de la nécessité de solidarité et de mise en commun des productions pour faire face aux crises. Les silos quant à eux sont des structures issues d’un besoin ancestral (Dorel-Ferré, 2014) de stocker des grains.
À partir de 1932, en France, l’État a activement encouragé la création de coopératives de vente de céréales. Cette intervention gouvernementale a marqué un tournant dans l’organisation du monde agricole, favorisant la structuration en réseau économique et territorial des coopératives. La structuration de ces dernières a joué un rôle essentiel dans la consolidation et la modernisation du secteur agricole vers un nouveau modèle, ce qui a également entraîné une quête accrue de productivité, tout en influençant la configuration spatiale des territoires ruraux.
Ainsi, à leur origine, ces sites coopératifs découlaient d’une pensée fonctionnaliste du territoire, caractérisée par un maillage spatial et logistique garantissant une répartition équitable de la production agricole. Le tout formait un système inter-relié, qui assurait les récoltes durant les moissons, et la répartition à posteriori des bénéfices. Cependant le système coopératif initial n’est plus le cœur de la gestion de la répartition des ressources agricoles, actuellement un agriculteur à le choix d’adhérer à la coopérative qu’il jugera la plus rentable en termes d’investissement/revenu pour sa propre exploitation. Néanmoins, en se détachant de cet aspect plus politique que social, la pensée initiale du système coopératif, dans sa mise en réseau sur le territoire demeure un outil essentiel. En effet, ce mode de fonctionnement a engendré des emprises de sol imperméabilisées devant recevoir des engins de plus en plus imposants, et donc par conséquent très vaste. Les sites de ces coopératives sont donc une ressource foncière non négligeable pour la planification et le développement des milieux ruraux. Certains silos pris dans les tissus urbanisés sont des ressources foncières évidentes, mais également les silos encore isolés en campagne, eux-directement en lien avec les terres agricoles.
Ces sites coopératifs, leurs silos, et parfois leurs annexes (magasins, bâtiment logistique, ou administratif) érigés à partir des années 1900 en béton ou en métal, sont rapidement devenues obsolètes en raison de l’évolution de la taille des machines et de la nécessité de rendements toujours plus élevés. La quête de productivité a incité les groupes coopératifs agricoles à reconstruire des sites plus grands, en dehors des zones urbanisées et habitées, dans des zones plus industrielles. Les sites coopératifs n’ont jamais été pensé comme des éléments composants un bourg, mais il gardait néanmoins une proximité avec ce dernier, ainsi qu’avec les terres agricoles environnantes. Ils avaient pour but de centraliser des récoltes, et étaient situé au centre d’hectares agricoles, afin d’assurer au mieux son accès à tout les agriculteurs du canton. Aujourd’hui un agriculteur peut être exploitant sur une commune, mais aller déposer ses récoltes dans un silos d’une autre commune, s’il est adhérent d’un groupe coopératif qui ne se situe pas dans sa commune ou son canton, il ira livrer ailleurs, quitte à aller plus loin. Il y a une grande dimension économique mais aussi politique, qui se sont développés dans les coopératives de nos jours. Ce sont de véritables entreprises. Les silos du début du 20e siècle ont donc été relégués au statut de simples biens immobiliers, que possèdent les groupes coopératifs. Dès lors qu’il n’est plus adapté en termes de capacité de stockage, les groupes cherchent à les revendre. Ils sont parois maintenus comme points d’appui secondaires durant les récoltes. Ces silos deviennent alors de simples biens, l’objet de transactions impliquant des acteurs isolés (Monin, 2011), chacun portant des intérêts divergents, empêchant de fait d’envisager une pérennité de leur avenir.
Ces structures présentent des dimensions et des matérialités qui témoignent principalement de l’efficacité du modèle constructif en béton ou en métal. Elles répondent à des contraintes mécaniques importantes découlant de leur usage initial de stocker des tonnes de céréales. Le besoin de stockage, de ventilation et de remplissage des silos a engendré des structures élancées, caractérisées par leur hauteur, créant ainsi dans les paysages ruraux de véritables architectures engagées dans la modernité et la technique (Dorel-Ferrée, 2014). Cependant, avec l’évolution des formes et de l’échelle de ces sites, se pose désormais la question de leur devenir.
Des études de cas spécifiques, telles que celles menées par David Worth sur les silos à grain du Cap ou par Nicolas Loriette sur les silos de la Beauce, ont révélé une grande variété de typologies et de structures. Ces recherches ont mis en lumière l’importance de ces édifices et ont soulevé des questions sur leur préservation, leur réhabilitation et leur réaffectation, ainsi que sur leur rôle dans le développement des territoires où ils s’inscrivent. Malgré cela, les possibilités d’évolution semblent limitées (Loriette, 2014) en raison de la composition fonctionnaliste des bâtiments et de la difficulté à évacuer les matériaux, notamment l’amiante.
Néanmoins, ces structures revêtent une dimension patrimoniale importante, comme en témoigne la tenue en octobre 2011 de la 3e rencontre internationale du patrimoine agroalimentaire organisée par le The International Committee for The Conservation of the Industrial Heritage (TCCIH), où des silos à grain comme ceux de Nogent et de l’Aube ont été mis en lumière. La question des silos coopératifs soulève donc celle du patrimoine, un héritage à préserver et à réinventer (Dorel-Ferré, 2014), participant ainsi à la recherche de développements possibles des territoires où ils sont implantés et dont ils constituent une part intégrante.
Se poser la question du devenir de ces sites c’est également s’intéresser à des systèmes plus larges, la question des sols, et de leur économie (ZAN), les traces que l’on a du parcellaire, du réseau des chemins, des haies, en résumé un ensemble de microsystèmes qui assurent l’équilibre de l’ensemble du territoire. Il y a donc une attache importante à la dimension territoriale, mais également paysagère. Les paysans sont les premiers à créer des paysages, ces dimensions sont donc engagées du fait de la nature agricole des sites coopératifs :
« Si la quête de soutenabilité ne commence pas par l’agriculture, alors elle n’arrivera à rien, pour cette raison simple que seule l’agriculture a, au bout du compte, une discipline derrière elle, à savoir celle de l’écologie ou biologie évolutive »,
Wes Jackson, Becoming Native to This Place, 1994, dans la présentation du colloque ERPS, Catalyser des Mondes : vers un approfondissement des territoires par l’agriculture, Printemps 2024.
Le XXIe siècle est confronté à d’importants défis en matière de gestion des ressources. Dans notre pratique architecturale, urbaine et paysagère, nous accordons une grande importance à la gestion des friches, à la valorisation des ressources et à la préservation des milieux ainsi que des savoir-faire. En tant qu’architecte, la durabilité est une préoccupation essentielle, et la réutilisation des espaces délaissés garantit la préservation de l’histoire locale tout en favorisant une utilisation plus efficiente des ressources. Cette approche nous permet de valoriser les ressources foncières et matérielles et de concevoir des projets de manière plus raisonnée. En outre, la durabilité associée à la réactivation des friches nous permet de préserver les milieux existants, qu’ils soient naturels, urbains ou paysagers. Ces relations peuvent être appréhendées à travers divers outils tels que la cartographie, les relevés sur le terrain et l’expérimentation, permettant à l’architecte de saisir, de retranscrire et de concevoir de nouvelles dynamiques pour ces friches agricoles.
Équipe :
Contrat doctoral, Ministère de la Culture et CAUE du Gers. France.
Date :
Composition du jury :
École doctorale : Temps, Espaces, sociétés, cultures (TESC), UT2J
Unité de recherche : Laboratoire de Recherche en Architecture (LRA), ENSA T
Directeur de thèse : Rémi Papillault, professeur HDR en architecture
Codirectrice : Anaïs Léger Smith, maître de conférence, Villes et territoires.