BRAUP-MC - Ignis Mutat Res: Jugaad Chandigarh. Un archétype moderne face aux stratégies énergétiques frugales

A1. Problématique générale et hypothèses de recherche et état de l’art (bibliographie)
En dépit des avancées considérables de la technologie visant à l’économie d’énergie, force est de constater que les performances énergétiques des villes sont bien en deçà des attentes. L’expérience de « Masdar City », la première ville écologique au monde, serait appelée à devenir une ville modèle dans les domaines de l’énergie solaire, des transports propres et du recyclage des déchets, avec l’ambition d’une vie « sans émissions de carbone et sans déchets ». Cette expérience reste une exception.
Les villes sont confrontées à la gestion quotidienne de la dissipation des énergies. Comment le gaspillage d’eau, d’énergie, de matières premières, les émissions de gaz à effet de serre, de déchets divers peuvent-ils être repensés ? Comment réinventer le rapport vital de l’homme avec la ville existante et son habitat en garantissant un partage des ressources équilibré et démocratique ?
Comment faire lorsque la recherche d’économie d’énergie n’est pas définissable par un projet scientifique inscrit dans une composition d’ensemble mais opère dans un univers existant et déjà clos ? L’une des règles ne serait-elle pas de s’arranger avec les « moyens du bord »? Celui de prendre ce qui tombe sous la main et de construire au gré des opportunités ?
C’est en tout cas vers cela que tendent les dernières études réalisées sur les processus d’innovation et de gestion des connaissances : combiner les protocoles rationnels avec les espaces de libre créativité où les connexions imprévues, l’émotionnel, l’affectif, ont toute leur place.

Pour observer et comprendre ce dialogue et ses conséquences en termes d’économie d’énergie dans les processus de production urbaine, nous avons choisi comme territoire d’exploration l’Inde, pays à forte croissance industrielle, mais qui dans bien des domaines doit faire face à des situations de raretés de ressources, notamment énergétiques. Les habitants semblent alors s’arranger pour contourner les manques avec le peu de moyens dont ils disposent et, du coup à partir d’opportunités inédites, produire des solutions originales. Cette démarche en Inde a même un nom « Jugaad », un mot familier en hindi qui exprime le fait d’improviser une solution ingénieuse et peu couteuse à un problème du quotidien. Universitaires et scientifiques indiens y voient même une nouvelle pensée conceptuelle, une nouvelle façon de penser et d’agir sur le réel.

Chandigarh ville neuve prévue à l’origine pour 500 000 habitants compte aujourd’hui 2 millions d’habitants et en prévoit 4 millions en 2035. Comment cette ville du progrès moderniste s’invente dès aujourd’hui des stratégies post-carbones ? A quel point ses stratégies sont des leçons pour nous ?
A1. Problématique générale et hypothèses de recherche et état de l’art (bibliographie)
“Jugaad” est un mot familier en hindi qui exprime le fait d’improviser une solution ingénieuse et peu coûteuse à un problème du quotidien. De plus en plus d’universités et d’entreprises se penchent sur ce concept qui donne corps aux comportements des consommateurs BOP au quotidien, pour y trouver une nouvelle source “d’ingénierie frugale” pour des produits à destination des marchés émergents. C’est le sujet du livre Jugaad Innovation écrit par Navi Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuka, consultants et professeurs sur l’innovation, où ils démontrent que les entreprises, quelque soit leur taille, ont intérêt à suivre de nouveaux principes pionniers en matière d’innovation.
Ces principes directeurs du Jugaad sont :
– Dénicher les opportunités dans un contexte d’adversité
– Générer plus à partir de moins
– Penser et agir avec flexibilité
– Rester simple
– Intégrer les consommateurs marginalises
– Suivre son intuition

Les villes ne sont pas des objets de consommation, on le sait, et leurs habitants ne peuvent se réduire au statut de consommateurs. Il est pour autant possible de repérer dans la fabrication et l’usage de l’espace urbain des pratiques orientées par ces mêmes principes directeurs. Dans certaines situations où la rareté de ressources, notamment énergétiques, est à l’ordre du jour, en particulier dans les pays nouvellement industrialisés, entrepreneurs, usagers et habitants semblent s’arranger pour contourner les manques avec le peu de moyens dont ils disposent et, du coup, sont à l’origine d’opportunités inédites et de solutions originales. Ainsi, l’usage des technologies d’information et de communication s’adapte-t-il au sein de stratégies individuelles et/ou collectives face à la précarité des ressources : le téléphone mobile devient le support d’un usage inédit dans les domaines de l’agriculture, la météorologie et la santé de certaines populations de pays pauvres .

La question que nous posons est donc la suivante : ces pratiques peuvent-elles contribuer à la fabrication d’une ville et d’un territoire conformes aux impératifs énergétiques contemporains ? Peuvent-elles participer à une stratégie projectuelle alternative répondant aussi bien aux objectifs économiques qu’aux scénarios énergétiques pour le futur ? La créativité, l’économie et le bricolage quotidien qui caractérise le « Jugaad » peuvent-elles être à l’origine d’un rapport réinventé entre l’homme et son habitat ?

Nous faisons l’hypothèse que l’“innovation frugale” (Ivan Illich préconisait une austérité vertueuse) peut être appliqué dans le projet architectural et urbain pour répondre aux enjeux socio-économiques contemporains et ce à moindre coût avec pour souci de produire mieux avec moins d’impacts sur l’environnement. Ainsi, nous observerons les tactiques frugales de l’espace (recyclage de matériaux ou détournement d’espaces délaissés, moyens de transport à taux de consommation réduit, dispositifs de chauffage ou d’aération improvisés, etc….) à l’œuvre en Inde qui, malgré l’absence de toute pensée structurée sur les hautes performances énergétiques (peut-être en raison de cette absence…), façonnent dans les faits une « ville durable » fondée sur un partage de ressources équilibré et démocratique.

Il s’agira d’explorer la façon dont ces pratiques rencontrent en Inde un archétype de la modernité : Chandigarh. Comment le « Jugaad » a travaillé et continue à retravailler le plan de Le Corbusier ? Comment il a déformé et continue à déformer les formes de cette ville, aussi bien aux échelles territoriale et urbaine qu’à l’échelle architecturale ? Comment il actualise les principes d’une modernité imaginée déjà dans une perspective de « performance énergétique », si l’on croit au sérieux des recherches corbuséennes sur la climatisation et l’aération des bâtiments, mais dont les résultats des intentions originelles n’ont pas été à hauteur des attentes ?

L’intérêt de cette analyse du Jugaad sur cette ville indienne tient justement à une dimension de résistance de ce parangon moderne face aux économies énergétiques. On mesurera de façon différenciée cette notion entre la ville historique corbuséenne et ces deux extensions de Panchkula (secteur ilot) et de Mohali (secteur corbuséen simplifié).

Notre recherche se nourrit d’une bonne connaissance de travaux qui ont abordé ces questions de l’architecture énergétique au prisme de pratiques simples et sobres, à partir de divers points de vue. Nous en rappelons ici les quatre groupes majeurs dont le lecteur trouvera les références en bibliographie :
1. les recherches et publications sur la ville de Chandigarh et le projet de Le Corbusier, Jeanneret, Fry ; en particulier celles menées par M. Papillault au sein du LRA ;
2. La littérature, notamment anglo-saxonne, de plus en plus abondante sur le Jugaad tantôt au niveau scientifique qu’au niveau de la presse spécialisée dans la discipline économique ;
3. L’architecture et l’urbanisme climatique, recherches terminées ou engagées par certains membres de l’équipe mettant en évidence le lien entre morphologie urbaine, énergie et climat. Ces études mettent en avant l’effet de la morphogénèse sur la performance énergétique des villes sous des climats variés, notamment tropicaux.
4. les travaux des architectes qui ont pensé leurs projets et réalisations au prisme de la question de l’économie des ressources ou énergétique, notamment dans les pays en voie de développement (Francis Keré, etc…) ou ailleurs (Rudolfnsky, Rural Studio, etc.)

A2. Objet d’étude et terrain d’investigations :
En 1947 est proclamée l’indépendance de l’Inde. La politique de son Premier Ministre, puis Président, Jawaharlal Nehru, est un vaste plan de modernisation qui s’appuie sur l’industrie, l’agriculture, l’aménagement du territoire et à un autre niveau sur la neutralité de l’Etat vis à vis de la religion. Il décide de la construction d’un réseau de plus de cent villes nouvelles dans un but de rééquilibrage et de renforcement des grands états indiens autour d’activités spécifiques en s’appuyant sur la compétence d’architectes étrangers.

De 1951 à sa mort en 1965, Le Corbusier va travailler sur la nouvelle capitale du Punjab aux Indes. Ce sera le seul projet urbain de grande ampleur qu’il réalisera. Toutes les études théoriques comme la « Ville Contemporaine » ou la « Ville Radieuse », tous les projets plus réalistes, comme ceux pour la reconstruction de Saint-Dié ou de La Rochelle, ne verront jamais le jour.

Prévue pour 150 000, puis 500 000 habitants elle est aujourd’hui à près de un million et demi et les prévisions donnent deux millions d’habitants à l’horizon 2020. En cinquante ans le prix du mètre carré résidentiel est passé de 9 à 14 000 roupies. Il est, non loin derrière Bombay, un des plus élevés d’Inde. Les riches commerçants et industriels de Delhi sont nombreux à venir s’installer ici. Grâce au Shatabdi Express, la ville n’est qu’à trois heures de train de la capitale. Elle bénéficie d’un climat plus frais, du fait de la proximité des montagnes Shivalik et possède de nombreux services de culture, de santé, ainsi que des commerces et des universités. Surtout, elle ne manque pas d’espaces verts : c’est « la Suisse de l’Inde » comme disent les Indiens eux-mêmes. Chandigarh profite aussi de l’arrivée de nouvelles industries qui se développent autour de l’hyper-connectivité de la fibre optique et de la multiplication des lieux de connections Internet.

Retourner et étudier Chandigarh aujourd’hui questionne le projet initial de Le Corbusier et sa vision moderne de la ville future. La démarche interroge les capacités du planificateur et son plan à anticiper le développement de cette ville. Chandigarh rend compte aussi de la façon dont les Indiens ont assimilé ou non un modèle de société occidentale sans renier leurs cultures ancestrales. Comment l’artisanat de traditions ancestrales et la modernité cohabitent-ils, tout comme les héritages culturels et les religions avec les technologies actuelles ? Comment ces héritages et traditions ont-ils opéré au sein même de ces technologies ? Comment les technologies visant à l’économie d’énergie ont-elles pénétré la société indienne et ont-elles changé les modes de production et d’usage des espaces urbains ? Et réciproquement ?
De notre point de vue, la recherche sur le rapport entre l’environnement bâti, les modes de vie, l’économie et les ressources énergétiques s’avère stratégique à Chandigarh, car la forme de cette ville à ses différentes échelles, met à l’épreuve le modèle même de ville moderne (le modèle mis en place en pleine croissance économique et en pleine croyance à une expansion de la consommation sans limites) face aux impératifs énergétiques contemporains. Une fois analysé et explicité, ce rapport entre forme urbaine (mais aussi architecturale) et stratégies énergétiques dans la réalité de la ville indienne, peut assumer une dimension plus générale : il peut faire l’objet de transferts sur d’autres villes du monde entier.
A3. Production générale des connaissances :
Nos perspectives en termes de production générale des connaissances sont au nombre de deux.

1. D’une part, nous souhaitons élargir le savoir sur la ville de Chandigarh. Les travaux sur cette ville emblématique de l’urbanisme de la seconde moitié du XXe siècle ont porté notamment sur les conditions politiques et économiques qui ont conduit à la fondation du site, sur les phases de conception du projet, sur sa réalisation et son appropriation par ses habitants, les historiens et les critiques de l’architecture, etc. Notre travail vise compléter ces connaissances par la lecture des processus de transformation et de recyclage du plan original à des échelles différentes qui vont de la territoriale à l’architecturale en passant par l’échelle urbain et du secteur. Il s’agira de privilégier l’étude d’échantillons en prenant un nombre limité de « secteurs test » en différents points de la ville extension et de la ville historique. Il s’agira aussi notamment de relever de façon très concrète, à l’échelle architecturale la façon dont les habitants transforment leur habitat.

2. D’autre part, à partir du cas singulier de Chandigarh, nous souhaitons apporter des nouvelles connaissances sur les théories et pratiques de morphogenèse intégrant les questions de production, gestion, distribution et consommation de l’énergie. Notre entrée privilégiant les pratiques simples et sobres, ingénieuses et peu couteuses, improvisées à parti d’un problème quotidien et mises en œuvre en Inde, vise à interroger, voire critiquer, les modèles à l’œuvre dans les sociétés occidentales : ces modèles qui privilégient les technologies de pointe, souvent couteuses et parfois inefficaces, les dispositifs statistiques, la multiplication des normes et, au final, la normalisation des comportements et des corps.

Il va de soi que sur la base de ces analyses et connaissances, nous tenterons d’établir des stratégies de projet alternatives aux stratégies courantes privilégiées par les instances politiques, administratives, économiques et professionnelles dans la plupart des pays dits développés. L’articulation avec la pédagogie du projet architectural, urbain et paysager menée dans les écoles d’architecture de Toulouse et Paris-Malaquais, nous permettra justement de mettre à l’épreuve du « projet » les acquis de nos études et, à l’inverse, nourrir nos études par l’expérimentation projectuelle.
A4. Objectifs en termes d’innovation pédagogique et d’expérimentation projectuelle
Parallèlement au dispositif de recherche nous trouvons les pédagogies de séminaire et de projet de master où ces questions ont été partiellement entamées. En procédant par déconstructions thématiques il s’agissait de faire apparaître les enjeux sur la ville étudiée et ensuite d’explorer par le projet certains lieux représentatifs. L’addition des différents projets d’étudiants dans le cadre d’une exposition in-situ donnait l’épaisseur d’une intervention à l’échelle territoriale. Nous voudrions expérimenter ce mode pédagogique de déconstruction-projet ici sur la question de l’énergie.

Les compétences visées sont :
– La mobilisation de connaissance dans la préservation des énergies dans un cadre de développement durable,
– La manipulation d’outils numériques et de SIG dans l’articulation entre l’analyse le projet,
– L’évaluation des recouvrements dans les savoirs entre architecture et ingénierie de la grande échelle avec celle des sciences connexes.

En ce qui concerne l’échelle architecturale, l’innovation projectuelle en matière d’énergie, la réponse la plus évidente est bien un travail sur l’isolation, la ventilation, mais il existe d’autres possibles : pièces chauffées ou non chauffées …

A l’échelle du quartier, et de la ville, seront abordés et évalués les impacts énergétiques de l’évolution de la forme urbaine, par le biais d’indicateurs physiques ou topologiques comme la densité, la compacité, ou la contiguïté, mais aussi d’indicateurs sociaux comme la participation, l’appropriation, le lien espace public-espace privé, ou la réutilisation…Les tactiques frugales de l’espace pourraient ainsi générer des pratiques de projet et pédagogiques tout à fait innovantes. Des pistes seront explorées dans le cadre du projet final de master

A5. Objectifs en matière de réflexion épistémologique et de construction théorique
Cette recherche vise à apporter une contribution à la construction des concepts et des théories qui touchent aujourd’hui la ville et l’architecture au prisme de l’énergie. La construction critique de ces concepts fondamentaux se fera par l’itération, recherche, analyse, projet dans le cadre de l’équipe pluridisciplinaire. Il s’agira aussi d’acquérir et de perfectionner les méthodes de recueil et d’organisation de l’information, d’analyse et de critique des données. Une attention particulière sera donnée aux échelles de temps et d’espaces propres aux différents processus.

Équipe :

Responsables scientifiques :
LRA ENSA Toulouse (mandataire) & ENSA Paris-Malaquais, Thierry Mandoul.

Equipe de recherches :
LRA / ENSA Toulouse :
Juan Carlos Rojas Arias, maitre-assistant STA, docteur UTM.
Marion Bonhomme, ingénieur, maitre-assistant STA.
Anne Péré, architecte urbaniste, maitre-assistant VT
Andréa Urlberger, docteur en esthétique, maitre assistant ATR
ACS / ENSA Paris Malaquais :
Clément Blanchet, architecte, directeur OMA France, enseignant invité.
INSA Toulouse :
Luc Adolphe, ingénieur, professeur au Département Génie Civil.
Frédéric Bonneaud, ingénieur, professeur, co-directeur de thèse, MEGEP.

Partenaires associés
CCA / Chandigarh College of Architecture
Direction de l’architecture et de l’urbanisme de Chandigarh.
Fondation Le Corbusier, Paris.
OMA France, Rotterdam.

Comité scientifique :
Alain Châtelet, docteur en Sciences Naturelles, directeur du LRA Toulouse.
Pradeep K. Bhagat, Principal, Chandigarh College of Architecture.
Antoine Picon, professeur en Histoire de l’Architecture et Technologie, Harvard, vice-président de la Fondation Le Corbusier.
MN Sharma, chief architect, Chandigarh.

Maître d'ouvrage :

Bureau de la Recherche Architecturale, Ministère de la Culture, « Penser l’architecture, la ville et les paysages au prisme de l’énergie »

Date :

2012-2014