Exposition 2002 Chandigarh Boulogne Billancourt : Chandigarh, la ville indienne de Le Corbusier, le Capitole, une œuvre inachevée

Chandigarh, destinée lors de l’indépendance de l’Inde à devenir la capitale du Pendjab, permit à Le Corbusier de matérialiser ses théories : créer une ville où l’on peut harmonieusement vivre, travailler, développer son corps et son esprit. Actes d’un colloque entièrement consacré à la ville indienne, cet ouvrage, publié lors d’une exposition au musée des Années trente, invite à une large réflexion sur la question encore non résolue de l’achèvement de la place administrative du Capitole. Maquettes, dessins, plans, mais aussi peintures, sculptures et tapisseries rendent compte de cette épopée.

Chandigarh face à son inachèvement.
Rémi Papillault.
L’exposition « Chandigarh la ville indienne de Le Corbusier » qui vient d’avoir lieu au Musée des Années 30 de Boulogne Billancourt a évoqué au travers de films, plans et œuvres plastiques la conception et la croissance de cette ville[1]. Le colloque réunissant des architectes, historiens et plasticiens était lui centré sur la question plus spécifique de l’inachèvement d’une œuvre, en l’occurrence le Capitole[2].
Des débats sont ressortis que cinquante ans après le début de sa conception la ville de Chandigarh est à un moment charnière de son existence à l’échelle de la ville et de son territoire large, à l’échelle du capitole et de ses bâtiments. Nombreux sont les articles qui auront critiqué la fragilité de cette ville, de son étendue, de l’excessive largeur de ses voies, de son Capitole trop large et mal fini, et par dessus tout de son manque d’adaptation à la culture indienne. Cette ville prévue pour 150 000 habitants compte aujourd’hui près de 1,5 millions. Le train rapide qui relie Chandigarh à Delhi fait que industriels et commerçants viennent s’y installer profitant du réseau d’équipement d’écoles, collèges, hôpitaux. Cette ville qui aura existé pendant cinquante ans grâce aux subventions de la capitale prend aujourd’hui de l’autonomie.
Ce succès fait qu’elle doit pour son devenir remettre en question des principes mis en place par Le Corbusier à l’origine du plan.

A l’échelle de son territoire tout d’abord il faut faire son deuil de l’idée de Le Corbusier d’une ville sans banlieue. La cité qu’il avait imaginée digne des traités de la renaissance était une ville de plan carré limité pris dans un territoire de campagne, un artefact anthropomorphique vitruvien. Autour d’elle, sur un rayon de 10 km, Le Corbusier préservait un mélange de nature vierge et de campagne séculaire qu’il admirait : un morceau de haute modernité urbaine dans un « territoire de toujours ».
La partition du Punjab en deux états, la nécessité d’implantation d’usines, de terrains militaires, les lotissements de riches villas, de bidonvilles à l’arrière du Capitole, les faubourgs de Panchkula à l’Haryana, et de Mohali au Punjab, une pression foncière et démographique forte auront eu raison de cette zone non aedificandi. L’administration a beau envoyer régulièrement des bulldozers détruire les bâtiments construits illégalement, la pression est trop forte, l’encerclement est à l’œuvre. Il est de toute façon aujourd’hui trop tard pour revenir en arrière mais il est encore des lieux où l’on peut imaginer conserver une idée, une trace de cette caractéristique essentielle de l’identité de la ville.

A l’échelle urbaine, la ville accueille le double de population de ce qui avait été prévu. Les architectes Pierre Jeanneret, Maxwell Fry et Jane Drew avaient mis au point dès 1953 pour chacun des secteurs des plans de parcellisation, avec une réglementation très précise et pendant près de cinquante ans les indiens en charge des autorisations de construire auront suivi scrupuleusement le dessin et la règle d’origine. C’est peut être cela qui donne son caractère à cette ville neuve : on lui a donné du temps. Maintenant que tous les lots sont occupés on pourrait, en suivant un rêve platonicien, imaginer que la ville est achevée.
Mais une ville étant dans l’inachèvement perpétuel, l’administration cherche aujourd’hui de nouveaux territoires de densification comme sur l’emprise des allées complantées le long des voies principales ou sur les grands jardins publics traversant les cœurs de secteurs, bref sur les espaces verts. Ceci remettrait en question les caractéristiques fondamentales de cette « ville – jardin ». Cinquante après sa conception, le plan d’arborisation prend aujourd’hui toute sa puissance et donne corps au rêve de l’architecte : la disparition de la ville dans la nature.
La densité serait peut être à rechercher dans un travail attentif de couture sur les nombreux petits délaissés que l’on trouve un peu partout : par exemple dans les traitements d’angle que le Mouvement Moderne ne savait ou s’interdisait de traiter.

A l’échelle du Capitole l’administration se confronte aux problèmes de l’entretien et l’achèvement de cet ensemble. Depuis leur construction la Haute Cour de Justice, le Secrétariat et le Palais de l’Assemblée n’auront été que peu entretenus et cela est paradoxalement une grande chance : nous ne savons que trop en France combien la restauration du patrimoine du vingtième siècle a pu dénaturer d’architectures. A Chandigarh le peu fait a déjà gravement porté atteinte aux édifices : les rattrapages d’étanchéité, les rapiéçages de parement, les tapisseries malmenées ou disparues, le mobilier d’origine vendu, le manque de place chronique obligeant à des occupations sauvages de couloirs, de loggias, et surtout la partition des bâtiments entre Punjab et Haryana a obligé le rajout de cloisonnement au milieu des plus beaux espaces.….. Malgré le travail d’inventaire et de préservation entrepris depuis 1999 par l’administration sous l’impulsion d’associations et de Kiran Joshi, professeur au Collège d’Architecture de Chandigarh, beaucoup reste à faire. Est ce que l’inscription du Capitole au Patrimoine Mondiale ne faciliterait pas cette tâche de préservation ? Peut-on intégrer tapisseries, mobiliers, luminaires, dans cette réflexion ?

L’autre grande question qui continue encore et toujours d’opposer les chercheurs porte sur le Capitole et l’idée de son achèvement ou plutôt de son inachèvement formulée bien souvent sous la forme caricaturale de : faut il construire le Palais du Gouverneur ? La question est mal posée, l’inachèvement porte au delà du bâtiment même sur un aménagement paysager complexe de bassins, de jardins ouverts ou clos, de monuments qui devaient renvoyer l’ensemble à l’architecture savante indienne et Moghol de Pinjore ou de Fathepur Sikri.

Dans un sens le Capitole de Le Corbusier et son achèvement relève de l’idéal de conception de la Renaissance contenu dans la formule d’Alberti « rien ne peut être ni ôté, ni modifié, sinon pour le pire » nous mettant face à une œuvre fermée, parfaite comme une veduta de cité idéale. Ne pouvons-nous pas accepter cette caractéristique comme sa qualité principale même si cette posture nous apparaît archaïque aujourd’hui ? Sur le Capitole de Rome, la lente stratification à l’œuvre sur plus de deux siècles est peut être ce que nous admirons le plus de cet espace. Lancer un projet sur un ensemble urbain peut demander plus de cinquante années. Serions-nous aujourd’hui les prisonniers d’un temps court ? Ne pouvons-nous accepter que certains projets méritent qu’on leur laisse de la durée ?

L’administration de Chandigarh en poursuivant la finalisation du projet : Tour des Ombres, Colline Artificielle et Monument aux Martyrs en 1968, Main Ouverte en 1986 renvoie à ce temps long. La documentation graphique très complète conservée à la Fondation Le Corbusier permet-t-elle, comme cela a été le cas pour d’autres ensembles de bâtiments exemplaires du vingtième siècle, de concevoir une restitution, une complétude de l’ensemble ? Un Palais du Gouverneur transformé en centre de Congrès suffira-t-il à animer le grand espace public qui manque tant à la ville ? A contrario, l’inachèvement n’est-il pas une fin en soi, condition même de la modernité ? Le Corbusier, après des années de lutte, après avoir brouillé lui même les pistes avec un projet de Musée de la Connaissance suicidaire, peu dessiné, inapproprié à la demande, n’a-t-il pas fait le choix de l’inachèvement ? Les sensations que nous ressentons sur cet espace ne relèvent-elles pas du « non finito » du maniérisme, du ruinisme romantique, de l’œuvre ouverte de Umberto Eco, de la jubilation de « l’inachèvement éternel » ?
Sur l’esplanade du Capitole l’absence qui se joue renforce cette tension dramatique, métaphysique qui nous paraît inscrite dès l’origine. Peut-on mettre en scène cette absence sur un socle comme un monument ouvert, à venir, nouant ainsi l’ambiguïté du classique et de la condition moderne ?
Peut-être que toute la composition de la ville s’enrichit de ce manque, ce vide, cette absence.

Achever le Capitole de Chandigarh irait donc peut être à l’encontre des idées de Le Corbusier et de nos façons de penser la ville aujourd’hui, mais, pendant que nous discutons, là bas, les bâtiments du grand architecte continuent de sortir de terre. Nous les regardons toujours avec plaisir et respect.

[1] Musée des Années 30, Espace Landowsky, Boulogne Billancourt, du 14 mai au 7 juillet 2002. Commissariat général R. Papillault, Scénographie : R. Papillault et Laurent Vié, Signalétique, Studio Leroy Mutherer.

[2] Colloque « Le Capitole une œuvre inachevée ». Mardi 11 juin. Rémi Papillault, Marion Millet, Alain Borie, Jean Claude Soubeyrand, Alain Mousseigne, Jean Louis Cohen et Yannis Tsiomis. Voir catalogue aux Editions SOMOGY.

Équipe :

Commissariat et scénographie

Rémi Papillault, architecte, docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

avec en scénographie : Laurent Vié designer / Signalétique, Brigitte Leroy du Studio Leroy Mutherer.

Maître d'ouvrage :

Musée des Années Trente, Boulogne Billancourt

Date :

du 14 mai au 7 juillet 2002