Le voyage dans la vie de l'architecte

L’ensemble des images qui défilent dans un ordre aléatoire sur l’écran d’accueil, correspondent à des prélèvements faits lors des nombreux voyages de par le monde. Le texte ci-dessous, écrit et publié à la demande de Philippe Moreau, en précise l’un des objectifs.

« Déceler dans ce que l’on voit tous les jours ce que l’on ne voit plus, interroger le quotidien pour dans le caché ou l’évidence des choses découvrir ce que l’on n’avait jamais remarqué, être le visiteur de sa rue, le paysan de sa ville, est certainement le premier voyage. Mais arrive un moment où la lassitude nous gagne, le regard se brouille d’ennui, le voisinage perd de sa saveur, tout paraît rebattu. L’architecte usé, malaxé par les contraintes du réel, doit régulièrement recaler son diapason hors l’agence. Une fois le départ décidé, il faut alors fourbir les armes de la prise de notes, charger les appareils, caresser les carnets, affûter les crayons, bien fermer la porte et aller se faire souffler là où ça souffle, sortir et partir léger : en dose régulière pas forcément très loin : le tracé d’une bastide, une ruine dans le fonds d’une vallée du Lot, le hall d’une villa-galerie au fond d’une impasse parisienne, un puits triangulaire en Sardaigne, une cour de béton brut au milieu d’un jardin du Tessin, puis en élargissant au-delà les mers, la cour de Kairouan, un case study house, l’atrium d’Exceter, et tant d’autres.

Le voyage est un incontournable de la formation, avant, pendant et après les études et ce depuis longtemps : le tour de France médiéval, le voyage aux « Itales » des « tailleurs d’image » de la Renaissance française, les Grands Prix de Rome quittant quelques instants l’Eden de
la villa pour arpenter les thèmes de l’Antiquité et envoyer la bonne parole à ceux pris dans le maelstrom parisien ou l’engourdissement provincial. L’autodidacte, Viollet le Duc, à l’âge de 22 ans avec son épouse, son enfant et un de ses étudiants, traversaient à dos de mulet les Alpes pour aller de visu dessiner la grande architecture. Le voyage d’Orient de Le Corbusier, un autre autodidacte, suit des lignes de voyage finalement classiques de la période, Budapest, Edirné, Istanbul à l’aller, le Mont Athos, Athènes et Rome au retour…

Pour les architectes de la révolution soixante-huitarde, ce classique n’est plus possible ; il fallait inventer de nouvelles destinations et l’Inde fut très vite la Mecque de beaucoup partant en scooter gonflé, deux-chevaux trafiquée ou auto-stop pour ce qui allait devenir un pèlerinage.
A coté du trip Katmandou-Delhi-Goa, Chandigarh occupait une place au départ secondaire et masquée, qui au fil des années n’aura cessé de se dévoiler, s’imbriquant dans un tissu de bâtiments modernes où Louis Kahn, Maxwell Fry, Jane Drew, Pierre Jeanneret occupaient une
place de plus en plus importante pour finir dans un vaste panthéon que Jean-Louis Véret et Pierre Riboulet allaient élargir à la grande architecture moghole donnant d’autant plus de force au travail des maîtres modernes.

Pour l’architecte, la motivation principale du voyage est bien de pratiquer physiquement l’espace, d’en sentir lumière et matière, de placer l’architecture dans un contexte territorial que les ouvrages d’analyses n’arrivent jamais à saisir. Comprendre par le livre l’espace savant,
métaphysique et sensualiste d’un bâtiment de Louis Kahn est un exercice impossible. Idem pour Le Corbusier, nous admirions déjà au travers des photos de Lucien Hervé la pénombre du hall du Palais de l’Assemblée de Chandigarh, mais en gravir la rampe, tournoyer dans la
multitude de colonnes, découvrir le masque grimaçant de la salle d’assemblée… Par extension toute l’architecture savante moghole de Sarkhej, d’Adalaj Vav, des havelis de la vieille ville de Jaipur ou du palais d’Amer racontent sans entraves ce désir d’architecture et de rencontres.

Car voyager c’est aussi et surtout rencontrer l’autre, celui qui pratique l’architecture ou la ville visitée. Il en est l’expert qui, une fois passé le discours, peut dire à l’usage ce qu’il en sait, comment il le vit, et du coup changer notre façon de voir. Avec la mondialisation on peut aller
partout. Des poches de qualités se dessinent en Hollande, Tessin, Catalogne, dans les Grisons, Japon ou Portugal, mais rien n’a la saveur et la violence des lieux où s’entremêlent dans un tumulte d’humanité, Sarkhej et Kahn, Jaipur et Corbu, d’Ahmedabad à Chandigarh. Une
fois rentré, les portes s’ouvrent, nos villes sont des jardins ».